Les évangéliques suédois sont sonnés. L’incroyable est arrivé. Ulf Ekman, fondateur de la plus grande megachurch évangélique suédoise, a fait savoir qu’au terme d’une longue réflexion, il allait se convertir au catholicisme. Il a lui-même fait l’annonce lors de sa dernière prédication, dimanche 9 mars, dans l’église qu’il a lui-même fondée il y a 30 ans à Upsal.
L’événement est considérable et, de prime abord, unique. (Si vous lisez l’anglais, on peut recommander cet article sur Christianity Today). Tous les grands quotidiens ont parlé à la une de cette conversion et le pasteur s’est fait inviter par les grandes chaînes populaires de la télé. Quant à la presse chrétienne, elle ne parle plus que de ça depuis dimanche.
Tous les Suédois ont en effet entendu parler d’Ekman, pasteur charismatique qui prêche depuis des décennies et sans aucun complexe un christianisme évangélique « orthodoxe », voire littéraliste. Après avoir claqué la porte de l’Eglise luthérienne de Suède, où il était pasteur, il a créé avec fracas en 1983 une petite communauté charismatique : Livets Ord (littéralement « La Parole de la Vie »). Le but étant de revenir aux fondamentaux de la foi, non sans triomphalisme et en prêchant notamment la guérison, selon le modèle des grandes Eglises pentecôtistes américaines. Le tout en s’opposant explicitement à la théologie libérale des luthériens d’une part et, d’autre part, à la papauté, diabolique, des catholiques…
Depuis sa création en 1983, Livets Ord a connu un grand succès populaire. Son école biblique est devenue une référence parmi les évangéliques et serait la plus importante de Scandinavie. En quelques années, elle s’est surtout imposée comme la plus grande megachurch en Suède, attirant des personnes de toutes les générations et de toutes les couches sociales. Aujourd’hui, elle a 3300 membres baptisés et attire plusieurs milliers de personnes chaque dimanche. Un culte à Livets Ord, c’est comme un bon concert de louange avec, en prime, une leçon de théologie d’environ 30 minutes. Cet exploit populaire est d’autant plus remarquable qu’il a lieu à Upsal, ville universitaire dont la grande particularité est d’accueillir le siège de l’archevêque luthérienne, chef d’une Eglise qui souffre d’une désaffection historique.
A l’instar de son pasteur tonitruant, Livets Ord a été soupçonnée dans les années 80 et 90 par certains médias de sectarisme (faute de dialogue oecuménique), de misogynie (parce qu’elle refusait le principe des femmes pasteures) et, bien sûr, d’homophobie (comme toutes les Eglises évangéliques, qui refusent la bénédiction de couples homosexuels). Une solide réputation de « méchants » donc, qui n’a jamais été fondée mais qui, en l’occurrence, lui a permis de drainer une foule nombreuse parmi tous ceux qui s’inquiétaient des « dérives libérales » de la grande Eglise luthérienne.
Or, l’évolution la plus spectaculaire et la plus méconnue de Livets Ord est celle que le pasteur fondateur a voulu incarner lui-même : son ouverture à d’autres traditions chrétiennes. Cette aspiration date du début des années 2000. Ulf Ekman se consacrait alors au développement international de son Eglise (qui a par exemple une grande Eglise sœur en Ukraine). Avec son épouse Birgitta, il a notamment vécu en Terre sainte pendant trois ans, où il a découvert des Eglises orthodoxes et surtout la catholique. Il y a appris les fondements du dialogue oecuménique, qu’il refusait jusqu’alors. A force de la fréquenter, il a aussi réalisé que l’Eglise catholique, en particulier, ne correspondait pas à ses propres « préjugés », selon sa propre expression. Le couple Ekman a commencé à prier avec des catholiques charismatiques, dont il apprécie tant « la foi vivante ».
Et petit à petit, suivant son pasteur, Livets Ord a évolué. Ce qui fut une Eglise assez fondamentaliste est aujourd’hui une communauté qui dialogue avec tout le monde et où n’importe quel chrétien (non libéral) pourrait se sentir à l’aise. De fait, certains catholiques la fréquentent, comme par exemple Marcus Birro, un jeune blogueur et essayiste « born again », très connu en Suède.
En ce qui concerne Ulf Ekman, il se murmurait depuis des années, dans certains milieux protestants, que l’homme penchait « dangereusement » pour la théologie catholique. Le couple Ekman avait commencé à faire des retraites spirituelles, très à la mode en Suède dans les milieux oecuméniques. Depuis qu’il est parti à la retraite l’année dernière, en démissionnant de son poste de pasteur principal, il n’a cessé de multiplier les références catholiques. De même, leur fils Benjamin, brillant étudiant de théologie, ne fréquentait-il pas les catholiques ? Il s’est en effet converti en novembre l’année dernière. L’autre fils d’Ulf, Jonathan, est, lui, devenu directeur de Livets Ord, et (a priori) ne risque pas de se convertir. Néanmoins, ce Jonathan est lui aussi connu pour son esprit d’ouverture…
Depuis plusieurs années, personne dans les milieux chrétiens n’ignorait qu’Ulf exprimait le besoin de davantage d’unité chrétienne. Il disait aussi la nécessité pour les évangéliques d’étudier toute l’histoire de l’Eglise, notamment les Pères. Il avait même osé dire que la connaissance seule des Ecritures ne suffisait pas forcément pour faire Eglise. Surtout, il a fini par adopter la conception – catholique – d’une Eglise qui serait nécessairement visible.
Voici comment Ulf Ekman a expliqué un bout du chemin de sa propre conversion et celle de son épouse Birgitta dans une lettre envoyée à tous les membres de Livets Ord le 9 mars (c’est nous qui traduisons) : « Comme vous le savez, nous avons pendant ces dix dernières années ressenti le besoin de rechercher une unité plus profonde dans le corps du Christ. Pour moi, cela a commencé déjà à la fin des années 90 quand le Seigneur m’a lancé un défi : apprendre à connaître la vraie nature de l’Eglise. Qu’est-ce à dire? Il s’agit de comprendre non seulement ce que l’assemblée de Dieu fait, réussit à faire et croit, mais aussi qui nous sommes vraiment en tant que peuple de Dieu, en tant que corps du Christ. Tout cela nous a conduit à poser des questions sur ce que serait une foi vivante et authentique et sur ce que serait une expression concrète et authentique de ce qu’est l’Eglise dans sa complétude aujourd’hui. Jésus a institué une Eglise physique concrète qui devait porter sa Parole et sa présence dans tous les temps. Jésus est sérieux quand il demande dans Jean 17, 21 que nous devons être un comme Lui et le Père sont un, pour que le monde croie. Il n’est pas possible de chercher cette unité sans prendre en compte et s’ouvrir aux grandes Eglises historiques. »
Dont acte. « La foi en l’unité a des conséquences pratiques », comme l’affirme le pasteur. Mais dans toutes ses interventions depuis dimanche dernier, Ulf Ekman n’a cessé d’insister sur l’importance d’ « apprendre de nos frères et sœurs dans la foi et de chercher le rapprochement ». Il dit aussi comprendre ceux qui réagiraientt mal à son annonce, même s’il demande par ailleurs pardon pour avoir participé lui-même en tant que pasteur de Livets Ord à la « division entre chrétiens ». A son assemblée, face à plusieurs milliers de ses frères et sœurs, il a expliqué : « La première chose à dire est qu’il ne s’agit pas d’abord d’une prise de distance de quelque chose mais d’une adhésion à quelque chose. Nous aimons cette assemblée que nous avons contribué à construire et que nous avons servie pendant plus de 30 ans. Nous ne pourrions pas imaginer autre chose que d’être pleins de gratitude pour cette longue période avec vous. Néanmoins, nous avons fait l’expérience d’un appel du Seigneur d’entrer avec foi dans une nouvelle phase de notre vie. Tout en le faisant, nous sommes convaincus que l’assemblée est entre de bonnes mains et continuera de fleurir et porter de bons fruits dans la vision qui est la sienne. »
Les réactions sont innombrables. Sur les réseaux sociaux, beaucoup d’évangéliques mettent en cause « l’irresponsabilité » d’Ulf Ekman et disent plus généralement leur incompréhension. Plusieurs éditorialistes sur le grand journal évangélique de référence Dagen (dagen.se) disent comprendre ces réactions. Néanmoins, ce qui frappe est le nombre de chrétiens qui disent aussi leur reconnaissance pour Ulf Ekman et leur souhait que l’unité se fasse quand même, mais pas dans l’Eglise catholique. C’est le cas de Joakim Lundqvist, le pasteur qui a succédé à Ulf Ekman, et qui n’a de cesse de dire sa conviction que le couple Ekman répond effectivement à un appel de « l’Esprit saint ». Il a néanmoins jugé bon de rappeler que son Eglise, tout en oeuvrant pour l’unité, demeure « évangélique charismatique ».
Autre réaction, à la fois attendue et impressionnante : celle de Stefan Gustavsson, secrétaire général de l’Alliance évangélique de Suède, une organisation qui se veut représentative des évangéliques en général. « Ulf Ekman est sans aucun doute le leader chrétien le plus dynamique et le plus influent que nous ayons eu en Suède ces 50 dernières années, dit-il. Pour ceux qui connaissent Ulf Ekman, le passage à l’Eglise catholique n’est guère une surprise. Il a pendant de nombreuses années dit son enthousiasme, dans des livres et dans des articles, pour une théologie catholique claire et recherché précisément ce magistère que le pape revendique. Dans l’Alliance évangélique, nous avons la joie de collaborer avec l’Eglise catholique dans de nombreuses questions, comme le regard sur le mariage, la dignité humaine et la liberté religieuse et de conscience. (…) Sur d’autres questions, des différences nous séparent, incontestablement. » Et de rappeler explicitement les points critiques, comme par exemple « le rapport entre Ecriture et tradition » et la vision de l’Eglise. Selon les évangéliques (et protestants en général), « le corps du Christ n’a pas une structure visible dirigée depuis Rome », comme le rappelle ainsi Stefan Gustavsson.
Du côté de l’Eglise catholique, aucune réaction officielle n’a été émise. On sait seulement que l’évêque catholique de Stockholm Anders Arborelius apprécie Ulf Ekman, qui l’a invité plusieurs fois à prendre la parole à Livets Ord. Ulf et Brigitta Ekman devraient être admis dans l’Eglise en mai, dans deux mois. Ils suivent depuis l’année dernière un enseignement catéchétique à cet effet. A priori, ils devraient intégrer la paroisse de Saint Lars à Upsal.