Enquête. La vieille femme ne décolère pas. Ses filles ont beau tenter de l’apaiser, elle raconte au pasteur W., un petit homme dégarni et taiseux, comment, fin avril, les policiers ont chassé les paroissiens venus protéger leur toute nouvelle église de la démolition forcée. Des pasteurs furent arrêtés, certains ne sont toujours pas relâchés : ceux de la paroisse protestante de Sanjiang, dûment reconnue par l’Etat puisqu’elle appartient à l’Eglise officielle chinoise, encadrée par le Parti communiste, mais aussi d’autres qui étaient venus les soutenir, des pasteurs à domicile comme W., qui a échappé au coup de filet en se cachant dans des hangars tout proches.
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Depuis des années, ses promenades vespérales menaient la paysanne jusqu’au chantier dont elle suivait patiemment la progression, en bordure de la route principale, à quelques centaines de mètres à peine de sa maison. Là où, le soir de notre passage, en mai, des gyrophares signalent un barrage de la police, qui bloquera pendant plusieurs semaines, jour et nuit, les accès au site de l’église, dont le gouvernement provincial a ordonné l’anéantissement. « Ils vont nettoyer jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien », lâche, dépité, le pasteur W. Pendant la Révolution culturelle, note la vieille croyante, « ils ont bien brûlé les bibles. Mais ils n’avaient même pas enlevé la croix ! ». L’église du village, toujours debout mais trop vétuste, avait alors été convertie en atelier de fabrication de nattes.
DES CROIX JUGÉES TROP « VOYANTES » RETIRÉES
Le village de Sanjiang occupe une langue de terre plate et rectangulaire, juste en face de la ville de Wenzhou, là où le fleuve Oujiang s’élargit avant de déverser ses masses d’eau grise dans la mer de Chine orientale, à 350 km au sud de Shanghaï. Sanjiang et ses terres maraîchères, explique la vieille dame, doivent accueillir un quartier d’affaires. Aussi le gouvernement local avait-il encouragé l’édification d’une église digne de ses futurs projets immobiliers : la préfecture de Wenzhou, en incluant les zones rurales, compte au moins 20 % de chrétiens, pour 9 millions d’habitants.
Longtemps délaissée par le pouvoir communiste, Wenzhou, qui a nourri au siècle dernier les diasporas chinoises d’Europe (dont celle de Paris), est, depuis l’ère des réformes, célébrée comme la capitale chinoise de l’entrepreneuriat privé et… du christianisme, dans une connivence fertile qui la désigne à travers la Chine comme la « Jérusalem chinoise ». Sur ces coulées urbaines entre mer, fleuve et montagne, les croix rouges signalent d’innombrables lieux de culte, en majorité protestants : églises blanches et élancées décorées du caractère chinois « aï » (amour), paroisses ventrues de briques couleur grenat ou temples protestants en fausses pierres de taille avec coupole et colonnades. La ville compterait au moins 1 500 églises.
Le chercheur chinois Cao Nanlai a consacré un ouvrage à cette « Jérusalem chinoise » (Constructing China’s Jerusalem, Stanford University Press, 2010) et à sa dynamique sociétale si particulière, avec ses jidutu laoban, ces « patrons chrétiens » aussi persévérants dans la conquête de marchés que la conversion de leurs ouvriers.
A Sanjiang, le budget final avait été de 3,5 millions d’euros. Adossée à une colline, la nouvelle église, après neuf ans de procédures, de collectes et de construction, avait fière allure : un clocher de 60 mètres de haut. Un transept de 30 mètres et une nef longue de 50 mètres, aux flancs ornés de pilastres et d’arches semblables aux cathédrales gothiques d’Europe. Une annexe servait de foyer pour les personnes âgées. La croix fut hissée le 8 août 2013.
Début 2014, lorsque plusieurs démolitions sont signalées dans d’autres villes de la province du Zhejiang, le riche hinterland de Shanghaï où se trouve Wenzhou, peu y prêtent attention. Des croix jugées trop « voyantes » sont retirées de force. Puis, début avril, une église catholique d’un comté rural de Wenzhou est rasée et un temple protestant voit sa croix détruite. Une dizaine d’autres églises reçoivent des ultimatums leur intimant de démolir leurs bâtiments ou leur croix au nom d’une campagne d’embellissement urbain, lancée à travers la province du Zhejiang en 2013, visant les « structures illégales ». Or, notent les chrétiens de Wenzhou, cette campagne ne cible que les églises.
CROIX DÉTRUITES À LA MASSUE PUIS ARRACHÉES PAR DES GRUES
Certaines s’exécutent. D’autres, comme Sanjiang, résistent : « On s’est dit que même en enlevant la croix, cela ne s’arrêterait pas là et donc qu’il fallait résister », dit le pasteur W. A Sanjiang, l’administration de l’église est sûre d’elle : certes, la surface construite dépasse ce qui est autorisé. Mais l’« église modèle » a reçu l’imprimatur du gouvernement local. « Un compromis a été trouvé quand les autorités ont promis de ne détruire que deux étages de l’annexe. Mais ça n’a pas tenu », relate un pasteur évangéliste de Wenzhou souhaitant apparaître sous le nom de « pasteur Paix ».
Le 26 avril, un millier de personnes, beaucoup en provenance d’autres paroisses, viennent prier devant l’église, espérant empêcher toute intervention. Le lendemain, tous ceux qui sont repérés comme ayant le moindre ascendant sur leurs ouailles sont arrêtés : les cadres officiels, bien sûr, mais aussi tous ceux qui animent des églises à domicile – au total, près de quarante personnes. Le pasteur Paix passe une vingtaine d’heures en garde à vue. Le 28 avril, les forces antiémeutes interviennent à 4 heures du matin. A 20 h 30, l’église géante est retournée à la poussière.
En faisant table rase de Sanjiang, nous dit un pasteur de Pékin, observateur des persécutions visant les chrétiens, le gouvernement veut « faire un exemple et montrer que rien ne les arrêtera ». Six autres démolitions d’églises ou de bâtiments attenants ont été répertoriées en mai à Wenzhou. Un temple protestant a même été converti en « auditorium culturel ». Dans les semaines qui suivent, quinze églises de la région de Wenzhou verront leurs croix détruites à la massue puis arrachées par des grues. Selon l’ONG américaine China Aid, depuis le début de l’année, 60 églises du Zhejiang ont fait l’objet soit d’un avis de démolition de leur croix ou de leur bâtiment, soit d’une démolition effective – dont plus de quarante pour la « Jérusalem chinoise ».
A Wenzhou, de mémoire de chrétiens, on n’a jamais vu un tel acharnement depuis la Révolution culturelle. Car, ici, « le gouvernement local et les Eglises ont toujours été en très bonne entente », confie le pasteur Joie, qui fait partie du même réseau évangéliste que le pasteur Paix. Seuls ces responsables des Eglises libres s’expriment, sous couvert d’anonymat, car ils savent leurs églises menacées. Les pasteurs « officiels » ont reçu l’interdiction absolue de s’exprimer. La crainte, désormais, est que l’ire du gouvernement ne se porte sur les « églises à domicile ».
CAMPAGNE ANTI-CHRÉTIENS
Jamais les « Eglises officielles » comme celles de Sanjiang n’avaient été ainsi ciblées. Pourtant, les Eglises chinoises officielles (le Mouvement patriotique des trois autonomies pour les protestants, et l’Association patriotique des catholiques), noyautées par le Parti, sont organisées de façon à « isoler » les chrétiens chinois des influences étrangères. Au prix parfois d’accommodements : ainsi, le Mouvement des trois autonomies réunit toutes les dénominations protestantes en une seule doctrine. Les croyants chinois, certes, savent s’adapter : certains fréquentent aussi bien les lieux de culte officiels que les paroisses libres. Quant aux religieux, ils composent – comme ces évêques officiels qui obtiennent la bénédiction secrète du Vatican. En réalité, l’Eglise patriotique, catholique comme protestante, a été incitée par les autorités à absorber autant qu’elle le peut l’explosion de la chrétienté en Chine : car aux 24 millions de protestants et 6 millions de catholiques « officiels » s’ajoutent plusieurs dizaines de millions de chrétiens « clandestins ».
Nos interlocuteurs ne reprochent rien aux autorités de Wenzhou : l’ordre, dit l’un, vient du chef du Parti de la province du Zhejiang, Xia Baolong. « Cela provient de plus haut, Wenzhou est une zone test pour une offensive généralisée contre l’influence des chrétiens », soutient avec véhémence un autre pasteur citant des sources internes. Xia Baolong a été l’adjoint de Xi Jinping de 2003 à 2007, quand le futur président était chef du Parti du Zhejiang… Cela l’aurait-il incité au zèle ?
Chantre de la grande renaissance chinoise, le président Xi Jinping incarne un patriotisme sans complexe, où néomaoïsme et néoconfucianisme font bon ménage tant qu’ils contribuent à assurer la suprématie du Parti et son héritage sacré. « Le nombre de chrétiens a tellement augmenté qu’on dit qu’il dépasse celui des membres du Parti . Donc, cela leur fait peur, rappelle Joie. Et puis les chrétiens continuent d’avoir une image négative en Chine, il y a une tradition de persécution, tout cela a joué un rôle. »
Pour le pasteur de Pékin, cette campagne anti-chrétiens qui ne dit pas son nom participe de la volonté affichée de la nouvelle équipe dirigeante de promouvoir les traditions culturelles chinoises, comme le confucianisme et le bouddhisme : ce n’est pas un hasard si les médias officiels chinois ont consacré une large place à la visite, en février, de Xi Jinping au lieu de naissance de Confucius.
Selon l’agence Xinhua, le président chinois a alors appelé de ses voeux la propagation d’une « doctrine morale » à travers le pays, fondée sur les « valeurs socialistes fondamentales », dont « la mise en oeuvre a pour racine la culture chinoise traditionnelle ». Entre eux, confie le pasteur Joie, les membres du Parti utilisent souvent l’expression péjorative yang jiao : elle désigne « les croyances des Occidentaux ».