Voici paru le premier volume du «Dictionnaire biographique des protestants français de 1787 à nos jours»: plus de 800 pages pour les seules lettres A à C. Le feuilleter, c’est entrevoir l’histoire de la France des deux derniers siècles, mais une histoire en discontinu, au travers de brefs aperçus biographiques, rassemblés sous la direction des historiens Patrick Cabanel et André Encrevé.
Cette approche donne une sorte d’histoire polycentrique, éparse, mais aussi le sentiment d’un peuple, avec ses célébrités, certes, mais aussi ses figures presqu’anonymes, un instant sorties de l’oubli et dont on mesure vite combien ils ont fait leur temps, leur monde, et finalement le nôtre.
Ces feuillets nous font traverser depuis l’époque révolutionnaire des Antoine Barnave ou Boissy d’Anglas, jusqu’au communisme d’un Henri Barbusse ou la résistance d’un Jean Cavaillès, depuis le trait de couleur et de lumière d’un Frédéric Bazille ou d’un Jean de Brunhoff, jusqu’à l’émerveillement scientifique d’un Auguste de Candolle, d’un Georges Cuvier, ou d’un Alexandre Brongniart.
On y trouve des familles de banquiers ou d’industriels comme les Boissonnas, les Courtois, les de Coninck, et des familles de juristes comme les Carbonnier, etc. On y trouve des écrivains comme Benjamin Constant, Jean-Pierre Chabrol, ou Roland Barthes, des intellectuels engagés comme Ferdinand Buisson ou Jean Baubérot, etc.
Mais surtout on y trouve des familles de pasteurs, les Atger et les Bonzon, les Bosc et les Bost, les Boegner et les Bourguet, les Cadier et les Casalis, les Cook et les Cruse, etc. Et on n’en est encore qu’à la lettre C ! Comme au jeu des ronds et des croix, on n’en finirait pas de tirer des lignes pour placer ces figures en séries sous des angles divers. Je voudrais ici en tirer trois.
Le martyr des enfants de pasteurs
La première concerne justement les enfants de pasteurs, qui forment à eux seul un peuple, presque une espèce. À consulter les notices de ce «Dictionnaire», les enfants de pasteur n’ont certes pas forcément été des pasteurs (de même que les enfants des saints n’étaient pas forcément des saints). Mais ils ont constitué longtemps jusqu’à un cinquième du corps pastoral.
Et même sans être pasteurs ils jouent un rôle immense dans cette histoire. Ils jouent ce rôle par leur nombre, et cela suffit à distinguer la sociologie du protestantisme de celle du catholicisme. Il n’y a pas de famille de prêtres. L’idée même de tradition n’a donc pas le même sens en catholicisme, elle n’est pas à ce point portée par le vecteur familial, un vecteur familial réel, avec ses amours terribles et ses conflits de génération.
Des enfants de pasteurs, fils et filles, on les retrouve dans tous les métiers, sans doute, beaucoup d’artistes et d’intellectuels, beaucoup de militants et de «ministres» — au vieux sens de serviteurs d’une Cause, et les causes successivement portées ont été nombreuses. Mais elles et ils partagent une sorte de complicité, le plus souvent tacite, celle de se sentir «pas comme les autres», un peu mis à part, dans une fonction d’exemplarité.
C’est moins l’autoreproduction d’une sorte de dynastie sacrée, au sens sacramentel, qui est ici en jeu, que la production incessante d’une sorte de perfectionnisme moral et existentiel, probablement dû à une certaine exposition publique. Les enfants de pasteurs sont d’emblée des enfants «publics»: qu’ils le veuillent ou non, ils donnent l’image de la communauté dont leur père est le pasteur. A eux après d’en faire ce qu’ils veulent, ou ce qu’ils peuvent.
La vocation pastorale n’est cependant pas familiale : à chacun des enfants de pasteurs de se débrouiller avec la vocation du père, du grand-père, à chacun de la réinterpréter pour soi. On touche ici à une interrogation discrète que chaque enfant de pasteur a rencontrée. Ce n’est pas seulement la question de la foi, mais celle d’un appel plus vaste, plus intime. Comment s’inscrire dans cette généalogie? Comment l’interpréter?
Nietzsche, Emerson et les autres…
Ceux qui ont la force de rompre avec la «tradition» sont aussi ceux qui ont la force de la reprendre de fond en comble pour la réinterpréter. C’est par une sorte de fidélité supérieure à ce qui leur semble être le noyau véritable de la vocation paternelle qu’ils rompent avec la transmission.
Je pourrais ici, en philosophie, donner en exemple Emerson et Nietzsche, tous deux fils de pasteur. Il y a bien chez eux une sorte de généalogie, mais une généalogie du décalage : comme s’ils étaient obligés, pour continuer, de bifurquer. C’est là qu’il a fallu inventer. Car si le cœur de la prédication protestante est l’affirmation de la gratitude, au sens où l’important n’est pas ce que nous faisons et méritons par nos œuvres, mais ce que nous recevons comme un don, et la manière dont à notre tour nous interprétons ce qui nous est donné, on n’en a jamais fini !
C’est pourquoi il y a chez bien des enfants de pasteur, et même s’ils ont quitté toute communauté protestante depuis longtemps, une sorte d’activisme, d’inventivité, de militance, parfois interrompus par un sentiment de désoeuvrement total, une paresse de lis des champs. En tout cas un radical «insouci» de soi. À chacune et chacun d’entre eux de dire si c’est là un bonheur ou un échec, une bénédiction ou une malédiction. Mais il ne faut jamais oublier que ce qui fait le bonheur d’une génération est souvent la malédiction de la suivante.
La face cachée du dictionnaire: les femmes
Il y a de nombreuses femmes dans le «Dictionnaire». Des filles de pasteurs, bien sûr, et depuis un demi-siècle maintenant des femmes pasteurs, des «pastourelles» — c’est avec elles que l’on verra peut-être une mutation profonde de la figure précédente, sans doute trop marquée par l’importance des «pères». Et simplement des militantes, des artistes, des universitaires, des médecins, etc.
Mais le plus souvent, les femmes sont la face cachée du dictionnaire. Parfois leur nom apparaît à côté de celui de leur mari, non comme leur ombre, mais comme leur double. Car le couple protestant est a priori égalitaire : Calvin réclamait le droit de divorce pour les femmes comme pour les hommes. Parmi les femmes mentionnées, nombreuses ont joué un rôle dans la conquête de l’émancipation et de l’égalité féminine. Et pourtant le plus souvent leur nom est tu, oublié, ignoré.
C’est ce que je voudrais ici interroger. On pourrait d’ailleurs repartir de la figure classique de la «femme de pasteur», qui attend sans doute encore son romancier, ou son cinéaste : sans elle, le pasteur n’aurait pas été ni fait ce qu’il a été ni ce qu’il a fait. Elle l’a soutenu. Mais pas comme la bonne du curé ! Non, elle l’a accompagné, elle a été son complice, elle a animé la chorale des enfants, lancé un groupe de discussions de femmes, relancé le scoutisme. Elle a écouté les gens.
Elle a aussi discuté ses prédications, elle n’a pas été d’accord avec lui, elle a pris des tangentes, elle a lu, elle a écrit, parfois plus que lui. Elle a au fond partagé la vocation de son mari, d’autant plus totalement, entièrement, qu’elle ne partageait pas sa visibilité, sa fonction de «Ministre de la Parole».
La matrice du couple moderne
Or je me demande si ce modèle n’est pas, paradoxalement, celui du couple «moderne» par excellence. Il ne s’agit plus alors seulement des femmes de pasteurs, mais des femmes de médecins, de savants, d’artistes, d’universitaires, d’hommes politiques, d’industriels, de cultivateurs, d’instituteurs, etc. Dans un livre sur le mariage, j’ai tenté de montrer que le mariage moderne avait été inventé par les puritains de la révolution anglaise (John Milton), précisément par leur invention du divorce: c’est parce qu’on peut se délier que l’on peut se lier librement.
C’est ce modèle du couple, d’un couple en quelque sorte «militant», que l’on retrouve en feuilletant les notices de ce dictionnaire. Mais c’est aussi ce modèle que l’on imagine derrière la plupart des noms masculins, des plus fameux aux plus anonymes. On pourrait dire que c’est la trace d’un manque d’émancipation, d’un manque d’égalité, et c’est certainement juste — et c’est une époque entière. Mais il ne faut pas sous-estimer ce qu’il y avait de libre dévouement dans ce modèle conjugal. Et c’est ce libre dévouement qui change tout : la femme n’est pas asservie à son mari, ils y sont tous deux au service d’autre chose, librement.
On pourrait même dire que l’asymétrie de leur position «obligeait» en quelque sorte le mari à aller d’autant plus loin dans son «ministère», dans son œuvre. On peut alors se demander si l’incroyable énergie qui anima nos sociétés pendant quelques siècles, et détermina ses grandes inventions, ses grandes avancées, n’était pas dégagée par cette forme de couple un peu particulière. En tout cas c’est une forme de couple qui a aujourd’hui quasi disparu — ici encore il est difficile de démêler le gain et la perte.
De Karl Barth à Roland Barthes
Mon troisième et dernier coup de sonde portera sur une mouvance théologique majeure dans le protestantisme français du XXème siècle. Il ne s’agit pas des disciples de Roland Barthes, mais de ceux du théologien suisse allemand Karl Barth. Dans le sillage de Kierkegaard, sa théologie insistait sur l’altérité radicale de Dieu, et c’est en se réclamant de lui qu’un réseau international de jeunes intellectuels est devenu le vivier de l’église confessante qui résista au nazisme dès son arrivée au pouvoir et jusqu’à la fin de la guerre.
En France aussi, le nombre et la densité des revues publiées, le nombre et la qualité des intellectuels et militants passés d’une manière ou d’une autre dans l’orbe de ce mouvement (Denis de Rougemont, Henri Corbin, Jean Cavaillès, Madeleine Barrot, Paul Ricœur, Jacques Ellul, Jean Carbonnier, Jean-Jacques de Félice, Michel Rocard, etc), attestent l’importance de son attraction.
Dans le prolongement de l’oscillation qui marque la pensée de Karl Barth entre le terrestre et l’absolu, il y a chez eux un véritable «paradoxe politique»: pour toutes ces figures, le meilleur moyen de prendre le politique au sérieux est le désabsolutiser, de détotaliser, de le désacraliser. S’installe ainsi une tension entre un dedans et un dehors, car il s’agit à la fois d’orienter de l’intérieur le mandat politique, et de résister de l’extérieur à ses abus. Cette tension est très caractéristique chez le philosophe Paul Ricœur, mais l’exemple le plus connu des Français est le «parler-vrai» de Michel Rocard: c’est précisément parce que la politique est une passion totale qu’il faut lui trouver des limites.
Le sillage de Karl Barth a également laissé une sorte d’effet poétique: justement parce qu’il n’y a pas de langage sacré, absolu, il faut prendre garde à l’épaisseur métaphorique des langages, des textes, des expressions, et prendre un «soin poétique» du langage ordinaire. C’est ce que l’on trouve chez Roland Barthes, et probablement encore chez Jean-Luc Godard.
C’est au moment de la sortie d’un mouvement qu’on en mesure la fécondité. La vie intellectuelle française a longtemps été dominée par un post-communisme massif puis un néo-libéralisme non moins massif. Mais intellectuellement le post-barthisme avait probablement été plus fécond, plus inventif. On mesure ici combien la tradition protestante est restée en France une tradition mineure.
Marginalisation ?
Pour finir, feuilletant encore une fois ce premier volume du «Dictionnaire biographique des protestants français de 1787 à nos jours», j’ajouterai que l’on prend conscience, à regarder de près les dates des personnages mentionnés, que cette histoire semble loin d’être finie. Aussi marginal soit-il, ce monde protestant n’en finit pas d’attirer des personnalités fortes, de transmettre des valeurs discrètes, ou de renvoyer vers la société des individus «bons pour le service», qui ne mentionnent plus leur attachement, n’éprouvent plus le besoin de cette référence, descendue dans les profondeurs d’un oubli constitutif.
Ceci n’est pas un échec du protestantisme. C’est le contraire. La prédication de la gratitude a si bien marché que ceux qui l’ont entendu et comprise semblent ne plus avoir besoin de la répéter. Ils retournent au monde ordinaire et s’y effacent. Mais cela ne peut durer que si par ailleurs des générations nouvelles se lèvent, qui entreront à leur tour dans un dictionnaire ultérieur, que nous ne saurions imaginer.
Olivier Abel (*)
Dictionnaire biographique des protestants français de 1787 à nos jours. Tome 1 : A-C, sous la direction de Patrick Cabanel et Pierre Encrevé, éditions de Paris Max Chaleil, 864 p., 36 euros.
(*) professeur de philosophie à la faculté de théologie protestante de Montpellier. A notamment publié : «Jean Calvin», Pygmalion, 2009.