Ancien juge et chargé de cours de droit des religions à l’Université de Fribourg, Philippe Gardaz s’inquiète de la demande, présentée au synode de l’Eglise réformée vaudoise, de séparer autorité spirituelle et gestion du personnel. Interview.
Photo: UniFr
Propos recueillis par Joël Burri
Vous avez manifesté votre soutien au Conseil synodal de l’Eglise évangélique réformée du Canton de Vaud (EERV) dans la «crise» qui l’oppose actuellement à quelques pasteurs et membres du Synode quant à sa gestion des ressources humaines.
J’ai un œil attentif à ce qui se passe dans l’Eglise réformée vaudoise parce que, Vaudois de toujours et catholique de toujours, du district d’Echallens, j’ai toutefois épousé une fille de pasteur. Je suis donc sensibilisé à ce qui se passe dans l’Eglise sœur. Lorsque j’ai entendu que certains, notamment au Synode, demandaient un partage, une dichotomie entre d’une part la direction spirituelle et d’autre part la direction du personnel, si l’on ose s’exprimer ainsi, j’ai réagi! Parce que l’Eglise catholique romaine a une expérience dans ce domaine et cette expérience fait apparaître les difficultés d’une telle structure.
Quelles sont ces difficultés?
Par définition, dans une entreprise, il y a une direction. Dès l’instant où un secteur devient autonome et échappe à la direction générale, on crée –c’est de la pure dynamique de groupe– une concurrence entre la direction générale et le secteur autonomisé. D’ailleurs, la direction postule la maîtrise de l’ensemble des moyens disponibles. En particulier des moyens fondamentaux, déterminants dans le cadre d’une entreprise à but idéal comme une Eglise, que sont les personnes. C’est le premier moyen, le premier levier, le premier «outil» à disposition. Le chef ne peut pas le lâcher. Sans se priver des moyens de diriger la manœuvre
Dans l’Eglise catholique, le problème est plus large. En ce sens qu’il y a en Suisse d’une part l’Eglise, je dirais l’Eglise tout court, les diocèses, les paroisses, évêques, prêtres, agents pastoraux. Et il y a, d’autre part, des structures administratives qui sont des fédérations, des corporations qui s’occupent des affaires administratives et financières. Et là, naturellement l’expérience l’a montré, on se trouve dans une situation de concurrence qui génère à la longue d’importantes difficultés. Et même si cela apparaît peu –parce que la culture ecclésiastique est une culture fondée sur la discrétion, pour s’en tenir à un euphémisme– il y a dans différents cantons de Suisse romande et de Suisse alémanique, une tension entres les responsables ecclésiaux, les pasteurs à qui le Christ a confié l’Eglise, et ce qu’on appelle chez nous les administratifs, qui ont une grande importance, dans la mesure où ils sont réunis dans une fédération, corporation ou autre institution qui a une autonomie institutionnelle et non seulement fonctionnelle.
Je crois que l’Eglise vaudoise comme les Eglises de tradition réformée a la chance d’avoir, ce que j’appellerais une responsabilité concentrée en un «évêque collégial»: le Conseil synodal qui doit rester directeur général de la démarche d’évangélisation.
Vous parlez de l’Eglise comme d’une entreprise finalement, mais est ce qu’on n’est pas justement dans un marché particulier?
Oui, on est dans une entreprise à but idéal, qui n’est pas là pour faire du profit, pour avoir du rendement, mais on est quand même dans une «société» qui doit être, si ce n’est commandée, du moins dirigée. Au grand minimum organisée de manière cohérente, pour faciliter la diffusion du message évangélique. Il ne s’agit pas d’avoir une gouvernance d’entreprise commerciale, mais ubi societas, ibi jus: dès qu’il y a une société, il y a du droit, il y a des règles, de fonctionnement notamment. Le règlement ecclésiastique ne comprend-il pas plus de deux cents articles?
Quelque part, les partisans du partage des responsabilités ne font que demander le retour à une situation antérieure, un statut historique. Les pasteurs étaient fonctionnaires et en tant qu’employés, ils dépendaient directement de l’Etat.
Oui; c’est tout à fait le statut historique, si on voit notamment le système de l’époque bernoise, où les ministres du saint Evangile étaient aussi, les délégués de leurs Excellences de Berne. Et, dans la tradition qui a été reprise au XIXe siècle, le pasteur est resté un collaborateur de l’Etat, l’Eglise nationale vaudoise étant elle-même une part autonome de l’administration. Mais il y avait à ce moment-là une cohérence en ce sens que l’Eglise et l’Etat étaient dans une proximité, une union, pour ne pas dire une fusion, telle que l’Etat, n’était ni différent de, ni en concurrence avec l’Eglise. Il y avait une union et une confusion de l’Etat directeur administratif et financier et de l’Eglise directrice spirituelle du peuple de Dieu.
Mais dès l’instant où l’on a, selon la Constitution de 2003, une autonomisation de l’Eglise qui devient une personne propre avec sa propre personnalité et qui est l’employeur unique, le seul «chef» des ministres, elle est le chef tout court.
Avec une direction ne craignez-vous pas que l’on perde un peu de la diversité théologique qui forme le tissu de l’EERV aujourd’hui?
Non, car les pasteurs auront toujours leur personnalité, leur individualité, leurs convictions personnelles. Ils sont plus ou moins libéraux, plus ou moins orthodoxes, pour prendre les vieilles catégories, indépendamment du fait que le Conseil synodal a telle ou telle conception de l’évangélisation. Le Conseil synodal, ou la Commission de consécration, ne va pas écarter un candidat parce qu’il a telle ou telle tendance théologique. La naturelle concentration de la responsabilité, donc de la direction, en mains de l’autorité qu’est le Conseil synodal, n’a pas abouti et ne va pas aboutir à des exclusions. Il y a toute une tradition qui protège les différences au sein du corps pastoral vaudois.
Mais avouez que symboliquement, quand une autorité ecclésiale prend une décision de pure gestion de ressources humaines, cela prend tout de suite une dimension spirituelle.
Apparemment oui, on peut souhaiter qu’il existe un organe de médiation qui, indépendamment ou avant l’autorité, puisse intervenir sans que les intéressés sentent tout de suite la menace du déplacement. Cette forme de régulation pourrait peut-être porter des fruits. De tels ombudsmans existent dans certaines grandes entreprises. Ce qu’il faut aussi voir, c’est que dans toutes les paroisses, tout pasteur, tout curé a immédiatement son petit fans’club qui considère que, dès que l’on touche à son ministre, c’est Mozart qu’on assassine.
Vous êtes expert en droit des religions. Comment est-ce que cela se passe dans les autres cantons?
Ce qu’il faut bien voir c’est que le canton de Vaud était le dernier canton suisse, dans lequel l’Eglise réformée n’était pas une organisation autonome, du point de vue institutionnel, mais faisait partie de l’administration cantonale. Et c’était, jusqu’en 2003, ou plus exactement jusqu’en 2007 à l’entrée en vigueur du droit d’application de la nouvelle constitution, le seul canton suisse où l’Etat était l’administrateur de l’Eglise ex-nationale évangélique réformée. Dans les autres cantons, vous avez des Landeskirchen, dans la tradition réformée qui a été décalquée pour les catholiques, avec une direction unique pour l’Eglise. Je n’ai pas connaissance, mais je ne dis pas que cela n’existe pas, de dichotomie, de partage entre une responsabilité directionnelle, générale, et une gestion du personnel comme celle qui est envisagée actuellement pour l’Eglise vaudoise