«Le monde a fait de moi une putain; je veux faire du monde un bordel.» La phrase qui claque et le ton qui persifle, c’est la marque de fabrique de l’auteur bernois Friedrich Dürrenmatt. Un documentaire qui sort mercredi prochain au cinéma, Dürrenmatt, rend hommage à l’enfant terrible des lettres alémaniques. Nous avons rencontré son fils Peter, qui a exercé la profession de pasteur dans le canton de Genève pendant une trentaine d’années. Jeune retraité, il nous accueille dans son salon à Bernex, et évoque les souvenirs lumineux qu’il garde de son père.
Comment était-ce de grandir avec Friedrich Dürrenmatt, un auteur de théâtre reconnu de son temps?
– C’était un privilège. Imaginez vivre avec une encyclopédie vivante, mais sans le côté uniquement cérébral que pourrait avoir un professeur. Mon père était un créateur et regorgeait d’enthousiasme, notamment dans les discussions avec ma mère (ndlr: elle-même comédienne). Il y avait souvent des comédiens, des auteurs, des intellectuels à la maison. J’ai toujours suivi avec intérêt ces débats passionnés. Je ne participais pas, j’étais encore enfant, mais je traînais dans les parages et me rendant utile, en servant le café par exemple.
Comment devient-on pasteur, lorsqu’on a un père qui se moque de l’Eglise?
– Pour moi, ça s’est passé sans encombre. A 14 ans, je savais que c’était ma vocation. J’avais un ami, fils de pasteur, avec qui on discutait beaucoup de philosophique. Quand j’ai annoncé à mon père que je voulais étudier la théologie, il m’a dit: «Tu fais ce que tu veux, mais tu termines d’abord une maturité scientifique.» Il ne m’a jamais reproché mon choix, même s’il aimait dire qu’il était coincé entre deux pasteurs, à savoir son père et son fils… De toute manière, il critiquait surtout l’Eglise et ses dogmes, plus que le christianisme lui-même.
Dans le documentaire, vous déclarez ne jamais avoir pu parler de théologie avec votre père. Vraiment?
– La seule fois où nous avons débattu du sujet, il avait déjà 60 ans et je lui parlais de mes études de théologie à Genève. C’était un beau moment. Bon, il a tout de même fait un infarctus dans la nuit, à 4 h du matin…
Dürrenmatt fantasmait que son cercueil soit rempli de salade de pomme de terre et de cervelas, apprend-on dans le film… Vous souvenez-vous de son amour pour la bonne chère?
– Il a été diabétique à 20 ans. Du coup, il n’avait pas droit à beaucoup de choses. C’était salade et viande midi et soir, jamais de féculent. Alors il imaginait volontiers des plaisirs de table imaginaires….
Y a-t-il un rapport, selon vous entre, l’artiste et le religieux?
– De manière générale, je trouve positif l’apport des jeunes pasteurs actuels, femmes et hommes, qui investissent d’autres lieux et d’autres activités que les seules paroisses traditionnelles. A Genève, je pense à l’espace solidaire au temple des Pâquis ou à Saint-Pierre, qui organise entre autres des activités culturelles. Du côté catholique, le pape François apporte un nouveau souffle. En Argentine, faire des bidonvilles une priorité par rapport aux fastes des grandes cathédrales, c’est époustouflant. Son discours contre la mafia l’est également. Il montre qu’il faut croire à quelque chose de différent pour oser l’entreprendre. C’est ce principe, cette foi en un monde différent, l’acceptation de l’ouverture et du changement, que l’on retrouve également chez les artistes. Et chez les politiciens.
«La visite de la vieille dame» mise en scène par Omar Porras a eu beaucoup de succès. L’avez-vous appréciée?
– J’ai trouvé cette version fabuleuse! Lors de sa création (ndlr: en 1993), la pièce a également été montée à Zurich dans le cadre d’un hommage à Dürrenmatt. Or, cette mise en scène, tout officielle qu’elle soit, était tellement fade comparée à celle d’Omar Porras… (TDG)
(Créé: 15.10.2015, 20h13)