Dans un article paru dans l’Osservatore Romano en langue française le 19 mai 2016, Mgr Bruno Forte, archevêque de Chieti (Italie), et secrétaire spécial du Synode des évêques sur la famille, a livré aux lecteurs sa perception de l’exhortation apostolique post-synodale Amoris laetitia. Pour lui, Amoris laetitia « est le fruit d’une convergence exemplaire de collégialité épiscopale, de synodalité du peuple de Dieu tout entier et d’exercice du ministère pétrinien ». Il a, en effet, souligné le processus de consultation large qui a précédé les deux assemblées synodales. Contrairement à ce qui a pu être dit, a-t-il ajouté, aux synodes, il n’y avait pas d’un côté une Église des progressistes et de l’autre une Église des conservateurs. Ainsi, l’exercice de collégialité mise en œuvre au cours de ces assemblées a été une expérience de communion et de « diversité réconciliée ». Quant au style du pape François, il l’a qualifié de « style d’écoute et de valorisation de toutes les composantes de la communio ». Le pape François, a-t-il insisté, « a fait siennes les conclusions des deux assemblées en les assumant dans leur quasi-totalité ». Il a aussi expliqué que l’exhortation ne vise pas à donner des recettes toutes faites sur la crise du mariage mais à susciter chez les acteurs pastoraux l’accueil, l’accompagnement, le discernement et l’intégration des situations familiales. « La bonne nouvelle du Dieu incarné parle aussi ainsi », a-t-il conclu.
L’Osservatore Romano en langue française du 19 mai 2016 (*)
L’exhortation apostolique du pape François Amoris laetitia (« La joie de l’amour ») est le fruit d’une convergence exemplaire de collégialité épiscopale, de synodalité du peuple de Dieu tout entier et d’exercice du ministère pétrinien. Le collège des évêques a participé à la maturation de ce qui y est exprimé avant tout au moyen d’une très ample consultation, réalisée à travers des questionnaires envoyés avant les deux assemblées synodales, celle « extraordinaire » d’octobre 2014 et celle « ordinaire » d’octobre 2015. Les réponses provenant du monde entier ont concerné non seulement les pasteurs des Églises diocésaines et ceux engagés à Rome dans le service de collaboration directe au Successeur de Pierre, mais également de nombreuses institutions culturelles, des organismes pastoraux et des personnes expertes en la matière ou désireuses d’offrir leur contribution en répondant à l’invitation des diocèses et des Conférences épiscopales.
La participation aux assemblées synodales des évêques élus pour représenter toutes les composantes de la Catholica a été caractérisée par une grande franchise et a connu également des moments où la diversité d’approches a semblé ralentir ou même faire obstacle au chemin : l’invitation explicite du Saint-Père à parler toujours avec une liberté absolue et avec responsabilité devant Dieu et devant l’Église, a permis une vivacité et une intensité sur le chemin que – au dire de nombreuses personnes – l’on n’avait pas connue depuis l’époque du concile Vatican II. Loin de montrer une Église divisée entre « progressistes » et « conservateurs », comme tant de « médias » ont voulu le faire croire, une telle richesse de contributions a aidé à élever la température spirituelle du chemin synodal, rendant possible l’expérience d’une progressive « diversité réconciliée », fruit de la volonté commune d’obéir au Seigneur et de lire les signes des temps à la lumière de sa parole.
Cet exercice de collégialité épiscopale a été une expérience vivante et enrichissante de cette ecclésiologie de communion qui a trouvé son expression dans le discours prononcé par François le 17 octobre 2015 à l’occasion de la célébration des cinquante ans de l’institution du synode. Dans celui-ci, le pape dit entre autres : « Le monde dans lequel nous vivons, et que nous sommes appelés à aimer et à servir même dans ses contradictions, exige de l’Église le renforcement des synergies dans tous les domaines de sa mission » (1). Et il a ajouté : « Ici, le Synode des évêques représentant l’épiscopat catholique, devient une expression de la collégialité épiscopale à l’intérieur d’une Église entièrement synodale » (2).
En favorisant l’exercice de cette responsabilité collégiale, l’élan guidé et constant du Saint-Père a été quoi qu’il en soit décisif, qui s’est placé comme évêque parmi les évêques, tout en étant bien conscient de l’unicité du devoir attribué par le Seigneur à l’apôtre Pierre et à ses successeurs. Dans le discours cité plus haut, il a affirmé : « Jésus a constitué l’Église en mettant à son sommet le collège apostolique, dans lequel l’apôtre Pierre est le “rocher” (cf. Mt 16, 18), celui qui doit “confirmer” les frères dans la foi (cf. Lc 22, 32). Mais dans cette Église, comme dans une pyramide renversée, le sommet se trouve sous la base. C’est pourquoi, ceux qui exercent l’autorité s’appellent “ministres” : parce que, selon la signification originelle du mot, ils sont les plus petits entre tous. C’est en servant le peuple de Dieu que chaque évêque devient, pour la portion du troupeau qui lui est confiée, vicarius Christi, Vicaire de ce Jésus qui, à la dernière Cène, s’est baissé pour laver les pieds des apôtres (cf. Jn 13, 1-15). Et, dans un tel horizon, le Successeur de Pierre n’est rien d’autre que le servus servorum Dei » (3).
On perçoit dans ces paroles la présentation exacte du style avec lequel l’évêque de Rome venu « presque du bout du monde » entend exercer son devoir : pasteur de « l’Église qui préside dans la charité », selon la très belle définition que saint Ignace d’Antioche donne du siège romain (Aux Romains, préambule), le style du pape François est un style d’écoute et de valorisation de toutes les composantes de la communio, mais également d’orientation ferme et sereine pour guider le peuple de Dieu sur les sentiers où le Seigneur l’appelle : « Une Église synodale est une Église de l’écoute, avec la conscience qu’écouter “est plus qu’entendre”. C’est une écoute réciproque dans laquelle chacun a quelque chose à apprendre. Le peuple fidèle, le Collège épiscopal, l’évêque de Rome, chacun à l’écoute des autres ; et tous à l’écoute de l’Esprit Saint, l’“Esprit de Vérité” (Jn 14, 17), pour savoir ce qu’il dit aux Églises (Ap 2, 7) » (4).
Dans cette lignée, François a voulu décrire le ministère pétrinien en ayant recours à une citation significative de saint Jean-Paul II : « Tandis que je rappelle la nécessité et l’urgence de penser à “une conversion de la papauté”, je répète volontiers les paroles de mon prédécesseur le pape Jean-Paul II : “L’évêque de Rome sait bien (…) que le désir ardent du Christ est la communion pleine et visible de toutes les communautés dans lesquelles habite son Esprit en vertu de la fidélité à Dieu. Je suis convaincu d’avoir à cet égard une responsabilité particulière, surtout lorsque je vois l’aspiration œcuménique de la majeure partie des communautés chrétiennes et que j’écoute la requête adressée de trouver une forme d’exercice de la primauté ouverte à une situation nouvelle, mais sans renoncement aucun à l’essentiel de sa mission” » (5). Ce qui est ainsi exprimé semble se réaliser dans l’exhortation apostolique Amoris laetitia qui, en pleine fidélité à la doctrine de l’Église sur le mariage et la famille, ouvre de nouvelles voies dans l’application pastorale de celle-ci, en interpellant en particulier le discernement des pasteurs face aux situations concrètes qui se présentent à leur accueil et à leur accompagnement.
C’est ici que l’esprit de la synodalité ressort dans les voies ouvertes par le document post-synodal : si, d’un côté, François a inséré des passages nouveaux par rapport au travail du synode (il suffit de penser à la magnifique réflexion sur l’amour, inspirée par la première Lettre aux Corinthiens, 13, 4-7 : chapitre IV, « L’amour dans le mariage »), de l’autre, il a fait siennes les conclusions des deux assemblées en les assumant dans leur quasi-totalité, sans céder en rien à la banalisation avec laquelle les « médias » voulaient présenter le travail synodal. L’exhortation ne donne pas de recettes simples, et ne se réduit pas non plus à résoudre la question de la communion à donner ou refuser aux divorcés remariés : ce qui est proposé avant tout est un « regard, fait de foi et d’amour, de grâce et d’engagement, de famille humaine et de Trinité divine », pour contempler « la famille que la parole de Dieu remet entre les mains de l’homme, de la femme et des enfants pour qu’ils forment une communion de personnes, qui soit image de l’union entre le Père, le Fils et le Saint-Esprit » (n. 29).
On retrouve un refus net de toute spiritualisation abstraite du lien nuptial (« Un idéal céleste de l’amour terrestre oublie que le mieux c’est ce qui n’est pas encore atteint, le vin bonifié avec le temps », n. 135), ainsi qu’une valorisation ferme et résolue de l’« éros » dans la lignée de ce que Benoît XVI affirmait dans Deus caritas est (cf. n. 4) (6) : « Nous ne pouvons considérer en aucune façon la dimension érotique de l’amour comme un mal permis ou comme un poids à tolérer pour le bien de la famille, mais comme un don de Dieu qui embellit la rencontre des époux » (n. 152). François est convaincu que « la pastorale familiale doit faire connaître par l’expérience que l’Évangile de la famille est une réponse aux attentes les plus profondes de la personne humaine : à sa dignité et à sa pleine réalisation dans la réciprocité, dans la communion et dans la fécondité. Il ne s’agit pas seulement de présenter des normes, mais de proposer des valeurs en répondant ainsi au besoin que l’on constate aujourd’hui » (n. 201).
François propose ainsi la voie de l’accueil, de l’accompagnement, du discernement et de l’intégration pour toutes les situations familiales, aussi bien celles des familles unies fidèlement dans l’amour, que celles des « familles blessées » ou de qui a contracté une nouvelle union : « Il est important de faire en sorte que les personnes divorcées engagées dans une nouvelle union sentent qu’elles font partie de l’Église, qu’elles “ne sont pas excommuniées” et qu’elles ne sont pas traitées comme telles, car elles sont inclues dans la communion ecclésiale. Ces situations exigent aussi [que ces divorcés bénéficient d’un] discernement attentif et [qu’ils soient] accompagnés avec beaucoup de respect, en évitant tout langage et toute attitude qui fassent peser sur eux un sentiment de discrimination ; il faut encourager leur participation à la vie de la communauté. Prendre soin d’eux ne signifie pas pour la communauté chrétienne un affaiblissement de sa foi et de son témoignage sur l’indissolubilité du mariage, c’est plutôt précisément en cela que s’exprime sa charité » (n. 243). C’est là que l’exercice de la synodalité entre en jeu, en appelant chacun à devenir protagonistes du chemin commun : « L’Église doit accompagner d’une manière attentionnée ses fils les plus fragiles, marqués par un amour blessé et égaré, en leur redonnant confiance et espérance, comme la lumière du phare d’un port ou d’un flambeau placé au milieu des gens pour éclairer ceux qui ont perdu leur chemin ou qui se trouvent au beau milieu de la tempête. N’oublions pas que souvent, la mission de l’Église ressemble à celle d’un hôpital de campagne » (n. 291).
En référence aux concubinages et aux unions de fait, l’exhortation – répétant avec clarté l’exigence pour les disciples du Christ appelés au mariage de s’unir de façon stable dans le lien nuptial – invite à affronter « toutes ces situations d’une manière constructive, en cherchant à les transformer en occasions de cheminement vers la plénitude du mariage et de la famille à la lumière de l’Évangile. Il s’agit de les accueillir et de les accompagner avec patience et délicatesse » (n. 294). Il faut choisir entre la logique de la marginalisation et celle de l’intégration, la seule qui soit conforme à la miséricorde révélée dans le Christ (n. 296) : « Il s’agit d’intégrer tout le monde, on doit aider chacun à trouver sa propre manière de faire partie de la communauté ecclésiale, pour qu’il se sente objet d’une miséricorde « imméritée, inconditionnelle et gratuite”. Personne ne peut être condamné pour toujours, parce que ce n’est pas la logique de l’Évangile ! » (n. 297). Et – souligne le pape François – cela vaut non seulement pour les divorcés qui vivent une nouvelle union, mais pour tous, quelle que soit la situation dans laquelle ils se trouvent.
Plutôt que d’offrir une nouvelle norme générale, impossible à formuler face à la variété et à la complexité des situations, le pape encourage donc « au discernement responsable personnel et pastoral des cas particuliers » (n. 300). Ce discernement, confié aux pasteurs mais tel qu’il exige l’engagement de toute la communauté chrétienne, devrait conjuguer la fidélité à la doctrine de l’Église et l’attention aux situations concrètes et au poids des circonstances atténuantes (cf. n. 301 sq) : « Le discernement doit aider à trouver les chemins possibles de réponse à Dieu et de croissance au milieu des limitations » (n. 305). Il faut souligner l’attention marquée que le pape demande en ce qui concerne le pluralisme des situations et l’inculturation de la foi : « Bien entendu, – affirme-t-il – dans l’Église une unité de doctrine et de praxis est nécessaire, mais cela n’empêche pas que subsistent différentes interprétations de certains aspects de la doctrine ou certaines conclusions qui en dérivent ». Et il ajoute : « Dans chaque pays ou région, peuvent être cherchées des solutions plus inculturées, attentives aux traditions et aux défis locaux » (n. 3). On est frappé par l’alliance constante de réalisme pastoral et de miséricorde : « Contempler la plénitude que nous n’avons pas encore atteinte, nous permet de relativiser le parcours historique que nous faisons en tant que familles, pour cesser d’exiger des relations interpersonnelles une perfection, une pureté d’intentions et une cohérence que nous ne pourrons trouver que dans le Royaume définitif. De même, cela nous empêche de juger durement ceux qui vivent dans des conditions de grande fragilité. Tous, nous sommes appelés à maintenir vive la tension vers un au-delà de nous-mêmes et de nos limites, et chaque famille doit vivre dans cette stimulation constante » (n. 325). Il faut observer que l’invitation à une action pastorale chorale, placée sous le signe de l’accueil et de la miséricorde, s’exprime dans toute l’exhortation par un langage concret et familier, qui sait être également évocateur ou poétique, comme cela convient aux paroles dites pour décrire et illuminer l’amour. Dans ce sens, on est frappé par les citations littéraires, comme celle du poète uruguayen Mario Benedetti (au n. 181) qui décrit plus que toute élaboration abstraite la tendresse nécessaire à l’amour : « Tes mains sont ma caresse/mes accords quotidiens/je t’aime parce que tes mains/travaillent pour la justice./ Si je t’aime c’est parce que tu es/mon amour mon complice et tout/et dans la rue, bras dessus bras dessous/nous sommes bien plus que deux » (« Te quiero », dans Poemas de otros, Buenos Aires 1993, p. 316).
En François parle le pasteur habitué depuis des années à s’adresser avec amour aux personnes ayant besoin d’aimer et d’être aimées : « Chers fiancés : ayez le courage d’être différents, ne vous laissez pas dévorer par la société de consommation et de l’apparence. Ce qui importe, c’est l’amour qui vous unit, consolidé et sanctifié par la grâce » (n. 212). Allant jusqu’à utiliser des expressions que toute mère ou père pourraient adresser à leurs enfants : « C’est bon de se donner toujours un baiser le matin, se bénir toutes les nuits, attendre l’autre et le recevoir lorsqu’il arrive, faire des sorties ensemble, partager les tâches domestiques » (n. 226). La bonne nouvelle du Dieu incarné parle aussi ainsi.
(*) Titre et notes de La DC.
(1) DC 2015, n. 2521, p. 76.
(2) Idem, p. 79.
(3) Idem, p. 78.
(4) Idem, p. 77.
(5) cf. Saint Jean-Paul II, lettre encyclique Ut unum sint, 25 mai 1995, 95 ; DC 1995, n. 2118, p. 593.
(6) Cf. DC 2006, n. 2352, p. 167-168.