Dans le temple de Luneray, gros bourg à 20 kilomètres de Dieppe, des artisans posent de nouveaux pavés sur le sol. L’édifice, construit au début du XIXe siècle et classé monument historique, a été atteint par la mérule. L’implication et la générosité de la communauté ont permis de financer ces travaux. Rien d’étonnant : avec ses 2 300 habitants, Luneray reste la plus importante église protestante rurale de la région. Un tiers de la population est membre de l’église protestante unie qui regroupe depuis 2012 l’église réformée et l’église luthérienne. Un fief historique (c’est à Luneray qu’a été créée la première école biblique du dimanche connue, en 1804) et une communauté très active qui entend bien rester en prise avec le monde. Ici, comme dans la plupart des communautés, l’engagement constitue une affaire d’équipe. Andrew Rossiter, le pasteur depuis dix ans, est entouré d’une dizaine de prédicateurs laïcs, capables d’assurer le culte. « Dans l’église protestante, le pasteur n’est pas sacré », souligne celui qui officie aussi bien à Luneray qu’à Dieppe. Il aime par-dessus tout le contact. Sur le parking de l’école, au « troquet » où il prend chaque matin son café, lors de visites chez les fidèles, ou à la maison de retraite, « Je suis un peu un VRP de la foi », sourit le pasteur, directeur d’une association d’insertion dans une première vie. Il avoue même devoir parfois s’affranchir des dogmes, pour répondre à l’exigence d’une situation. En phase avec le conseil presbytéral de la paroisse. « Nous sommes loin d’un fonctionnement pyramidal », relève Robert Mallet, l’un des membres luneraysiens.
Des huit paroisses de la région, c’est dans les grandes villes, à Rouen et au Havre que la communauté reste la plus importante. Réputée austère, en réalité à la fois discrète, très impliquée dans la vie locale et très attachée à la laïcité. À son fonctionnement démocratique aussi.
À la différence de l’église catholique, ce sont des paroissiens élus qui siègent au conseil, nomment les pasteurs et veillent aux destinées de la paroisse, comme au projet d’église. Et à ses finances. « Chaque paroisse est autonome », assure André Piazza, le président du conseil presbytéral de Rouen où une salle paroissiale vient d’être construite. Les dons et les legs permettent à l’église de vivre. Chaque paroisse
finance directement son fonctionnement, et reste solidaire avec l’échelon régional et national. L’implication financière des paroissiens reste importante. « Chaque dimanche, au temple Saint-Eloi, en moyenne une centaine de personnes assistent au culte. Notre paroisse est aussi reconnue pour sa vocation solidaire. » Elle est notamment à l’origine de la Banque alimentaire en 1985 et continue la distribution de denrées à travers l’Entraide.
Une église ouverte donc ? C’est ce que cultive Marion Heyl, pasteure nommée en 2013 pour son premier poste au Havre au côté de son mari Emmanuel, également pasteur, dans l’imposant temple de la rue Anatole-France, bâti en 1857. « Notre paroisse attire aussi des étudiants, des habitants de passage installés ici quelques années. Elle est surtout traversée par des profils théologiques et des courants variés. C’est ce qui fait sa richesse », dit cette jeune Alsacienne, d’une mère protestante et d’un père catholique, passée par les cinq années du master de théologie, après Sciences Po et des emplois dans le privé. La curiosité, la recherche spirituelle expliquent sa « reconversion ». « C’est un peu à l’image de ce qui se passe chez nous. Notre porte est tout le temps ouverte. Même si les 500 ans de la Réforme peuvent avoir un côté piégeant avec l’aspect historique, nous sommes en questionnement permanent et profitons de cette dynamique anniversaire pour repenser l’Eglise du 21e », remarque Sébastien Lefebvre, vice-président du conseil presbytéral. Infirmier en psychiatrie, ce paroissien engagé, bercé par le protestantisme de ses parents, avoue apprécier participer à des débats à l’extérieur pour casser les idées préconcues et affirmer le poids de son Église dans la société « C’est le public qui demande ce dialogue dans la vie publique. Je reçois de plus en plus de personnes qui vont être en quête, sans avoir d’obligation du culte », estime Richard Taufer, 62 ans, pasteur de la paroisse de Lillebonne, d’origine allemande. Volker Kronert, son compatriote de Bolbec, marié à une Française, ajoute que « ces derniers temps, j’ai vu arriver des curieux déçus de l’église catholique ou évangélique, en recherche d’une identité. » À Luneray, quinze foyers ont rejoint cette année la communauté. Signe des temps : la pasteure de la paroisse du Havre-Montivilliers-Etretat a été invitée, récemment, par la CFDT à discuter autour de la laïcité dans le médico-social.
« Pas sûre que cela aurait été demandé il y a dix ans. »
De même, le mariage pour tous, objet de débats, a été admis par l’Église unie même si aucun n’a été encore célébré dans la région. À Luneray, les séances de lecture du livre de Ruth ont débouché sur une plus large réflexion sur l’accueil des migrants. À 20 km de Dieppe et du terminal trans-manche, cela peut, en effet, avoir un sens.
Le contexte
En 2017, les protestants
fêtent toute l’année les 500 ans de la Réforme.
En affichant, le 31 octobre 1517, ses 95 thèses contre les indulgences sur la porte de l’église du château de Wittenberg (Saxe), Martin Luther jette les bases d’une nouvelle religion chrétienne, le protestantisme.
Pour financer l’actuelle basilique Saint-Pierre, Léon X décide en effet de vendre les indulgences de l’église, permettant, contre de l’argent, d’absoudre ses pêchés et de passer moins de temps au purgatoire.
Depuis un an déjà, la paroisse du Havre célèbre ce jubilé avec en point d’orgue un colloque historique le samedi 10 juin sur les protestants et la ville avec une intervention d’Antoine Rufenacht, l’ancien maire du Havre.
La Normandie a accueilli la Réforme très tôt, et avec beaucoup de ferveur. Dès 1511, six ans avant que Luther affiche ses thèses, à Rouen des indices d’apparition « d’idées nouvelles » apparaissent, comme le rapporte Jean Gosselin, dans son Histoire du protestantisme avec la trace d’un prédicateur à Rouen. Très vite, le protestantisme se répand à Rouen, qui a sa première église en 1546 avec 15 à 20 % de la population convertie. En 1561, quatre pasteurs officient pour 10 000 membres. Un an plus tôt, l’église de Luneray est créée dans le pays de Caux. À Elbeuf, en 1559, le quart de la population est réformée. Si aucun témoignage n’a été laissé, Le Havre a dû connaître une forte communauté réformée avec les villes voisines d’Harfleur et de Montivilliers, où l’église date de 1555, époque où la Normandie compte près de 180 000 protestants. Certains historiens notent que la présence de réformés au Havre est surprenante dans la mesure où au XVIe siècle, les marins, bonne partie de la population, restent très ancrés dans la foi catholique. La présence de protestants s’explique par l’émergence de négociants et de commerçants, population séduite par la Réforme. En 1572, la Saint-Barthélémy fait 400 victimes à Rouen : beaucoup choisissent le chemin de l’exil. L’Édit de Nantes, en 1598, permet la liberté de culte. Un temple est construit à Grand-Quevilly et peut accueillir plus de 10 000 fidèles. La révocation de l’Édit, en 1685, replonge les protestants dans la clandestinité. Nombreux sont ceux aussi qui abjurent. Tous les temples de province sont détruits. L’exil reprend de plus belle et le départ de nombreux marchands, notamment vers l’Angleterre, déstabilise l’économie. Après l’Édit de tolérance en 1787, les communautés protestantes se réorganisent notamment au Havre, à Bolbec (le temple est construit en 1797), à Luneray et à Rouen où en 1801, le temple Saint-Eloi prend place dans une ancienne église. Au XIXe siècle, les protestants toujours présents à la ville et à la campagne jouent un rôle important dans le développement social et économique de la région. À Luneray par exemple, où les tensions entre orthodoxes et libéraux sont exacerbées, chez les agriculteurs, mais aussi et surtout chez les tisserands.