En 1528, après une visite pastorale menée en Saxe, Martin Luther se rend compte des lacunes dans l’instruction religieuse tant des fidèles que de certains pasteurs : « L’homme du commun, surtout dans les villages, ignore tout de la doctrine chrétienne ; un grand nombre de pasteurs – hélas – sont fort malhabiles et incapables de l’enseigner. Ils vivent comme du bétail insouciant et des pourceaux dépourvus de raison », écrit-il dans la préface au Grand Catéchisme. Aussi prononce-t-il plusieurs séries de prédications sur des points centraux – le Credo (la foi de l’Église), le Notre Père (la prière à Dieu) et le Credo (les œuvres que Dieu exige du chrétien) –, avant de publier, en janvier 1529, le Petit Catéchisme, puis, en avril, le Catéchisme allemand, plus connu sous le nom de Grand Catéchisme. Ces deux ouvrages se présentent sous forme de questions-réponses. Le Petit Catéchisme était destiné à être appris par cœur ; il parut d’abord sous forme d’affiches que l’on accrochait dans les maisons, les écoles ou les églises. Le Grand Catéchisme, destiné à nourrir la prédication des pasteurs et à contrôler leur doctrine, renferme des exposés plus développés ; Luther s’attache à y présenter en profondeur chaque point de la foi. Toutefois, les deux ouvrages s’adressent aussi aux maîtres d’école et même aux chefs de famille, « évêques » et « pasteurs » de leurs domestiques, chargés d’examiner la foi de ceux qui vivent sous leur toit.
Le Réformateur ne suit pas le plan traditionnel des catéchismes du Moyen Âge : le Credo, le Notre Père, puis le Décalogue (les dix commandements). Il commence par ce dernier, qui pour lui prépare à la foi (Credo), dont résulte la prière des enfants de Dieu (Notre Père). Ainsi, le Credo est situé au centre du catéchisme et, au centre du Credo, on trouve l’article qui se rapporte à Jésus-Christ : « Je crois en Jésus-Christ, son fils unique, notre Seigneur… » Cette place centrale n’est pas un hasard : le deuxième article du Credo proclame le salut acquis pour l’homme par le Christ seul.
Au contraire des catéchismes antérieurs, Luther n’interprète pas le deuxième article séquence après séquence (« Il a été conçu du Saint-Esprit… », « Il est né de la Vierge Marie… »), mais il en donne l’interprétation tout d’une traite : ce qui commande la compréhension de l’article, c’est le « petit mot Seigneur », c’est-à-dire le fait que Jésus-Christ se révèle comme rédempteur ou sauveur. Situé au cœur du catéchisme, le deuxième article du Credo exprime le message réconfortant de l’Évangile : Jésus-Christ délivre le croyant des puissances de mort pour le placer sous sa seigneurie. Ce qui est important, c’est de croire qu’il l’a fait « pour moi » : « Je crois que Jésus-Christ… est devenu mon Seigneur. » Sous la plume de Luther, même la fin de cet article – « Il viendra juger les vivants et les morts » – perd son caractère effrayant.
Cette tonalité très positive des catéchismes de Luther, jointe à une langue simple, concise et très expressive, a contribué à l’immense succès de ces ouvrages. De son vivant, ils ont connu une trentaine d’éditions en allemand, et plusieurs en latin, danois, français ou encore – pour le Petit Catéchisme – en estonien. Imités par les autres catéchismes protestants, mais aussi par les catholiques, ces manuels sont les ouvrages de Luther qui connurent le plus grand succès. Rien qu’au XVIe siècle, on estime que 500 000 exemplaires ont été imprimés. Jusque dans la seconde moitié du XXe siècle, ils ont été en usage dans l’enseignement religieux dispensé par les pasteurs, exerçant ainsi une influence considérable sur la piété luthérienne.
*professeur d’histoire du christianisme moderne et contemporain à la faculté de théologie protestante de l’université de Strasbourg. Il est l’éditeur (avec Marc Lienhard) de Luther dans la Bibliothèque de la Pléiade chez Gallimard (T.1, 1999; T.2, 2017) et l’auteur, entre autres, d’une biographie de Luther (Fayard, 2017). Il a participé à la BD « Luther » (Collection « Ils ont fait l’histoire », Glénat-Fayard, 2017)
« Le petit mot « Seigneur » signifie « rédempteur »
Ici, nous apprenons à connaître la deuxième personne de la divinité afin de voir ce que, outre les biens temporels dont nous avons parlé plus haut, nous tenons de Dieu : il s’est entièrement déversé et n’a rien gardé qu’il ne nous ait donné. Cet article [du Credo] est très riche et très étendu ; toutefois, pour le traiter brièvement et le rendre accessible aux enfants, nous prendrons une parole pour saisir en elle l’essentiel de cet article, à savoir que nous apprenions comment nous avons été délivrés. Il s’agira de ces mots : « En Jésus-Christ, notre Seigneur. »
Si donc l’on demande : « Que crois-tu, dans le second article, au sujet de Jésus-Christ ? » Réponds, le plus brièvement possible : « Je crois que Jésus-Christ, vrai Fils de Dieu, est devenu mon Seigneur. » Mais que veut dire « devenir un Seigneur » ? Cela signifie qu’il m’a délivré du péché, du diable, de la mort et de tout malheur. Auparavant, en effet, je n’avais ni seigneur ni roi, mais j’étais prisonnier, soumis à la puissance du diable, condamné à mort et empêtré dans les liens du péché et de l’aveuglement.
En effet, après que nous avons été créés et que nous avons reçu de Dieu le Père toutes sortes de biens, le diable est venu et nous a conduits dans la désobéissance, dans le péché, dans la mort et dans tous les malheurs, de sorte que nous étions sous la colère de Dieu et sous sa disgrâce, voués à la damnation éternelle, ainsi que l’avions encouru et mérité. Il ne subsistait ni espoir, ni aide, ni réconfort, jusqu’à ce que le Fils unique et éternel de Dieu, dans son insondable bonté, prenne pitié de notre détresse et de notre misère, et que, du ciel, il vienne pour nous porter secours. C’est ainsi que tous ces tyrans et ces geôliers ont été chassés, et qu’à leur place est venu Jésus-Christ, le Seigneur de la vie, de la justice, de tous les biens et de la félicité. Nous autres, pauvres hommes perdus, il nous a arrachés au gouffre de l’enfer, il nous a acquis, rendu libres et ramenés dans la clémence et dans la grâce du Père ; et, comme ce qui lui appartient, il nous a pris sous sa protection, afin de nous gouverner par sa justice, par sa sagesse, par sa puissance, par sa vie et par sa félicité.
Tel est donc l’essentiel de cet article : le petit mot « Seigneur » signifie tout simplement « rédempteur », c’est-à-dire celui qui nous a menés du diable à Dieu, de la mort à la vie, du péché à la justice, et qui nous y maintient. Quant aux autres points qui suivent dans cet article [du Credo], ils ne font qu’expliciter cette rédemption et exprimer comment et par quoi elle s’est produite : c’est-à-dire, combien il en a coûté au Seigneur, ce qu’il a employé et risqué pour nous gagner à lui et nous conduire à sa seigneurie, à savoir qu’il est devenu homme, qu’il a été conçu du Saint-Esprit et qu’il est né de la Vierge sans aucun péché, afin de se rendre maître du péché ; à savoir aussi qu’il a souffert, qu’il est mort et qu’il a été enterré, afin de satisfaire pour moi et de payer ma dette – non pas avec de l’or ou de l’argent, mais par son propre et précieux sang. Et tout cela, afin de devenir mon Seigneur. Car il n’a fait ni n’avait besoin de faire aucune de ces choses pour lui-même. Ensuite, il est ressuscité, il a englouti la mort et l’a dévorée, et, enfin, il est monté au ciel ; il y a pris le pouvoir, à la droite du Père, de sorte que le diable et toutes les puissances doivent lui être soumises et gésir à ses pieds, jusqu’à ce que, pour finir, au dernier jour il nous sépare et nous coupe du monde mauvais, du diable, de la mort et du péché.
Luther, Le grand catéchisme,traduction de Matthieu Arnold, d’après l’édition originale de Weimar, t. 30/I.Martin Luther